Vos remarques : jean.alexandre2@orange.fr
Une histoire tirée de Simples rencontres,
cinquante-deux récits plus un
parus en feuilleton sur ce site, du 1er
décembre 2006 au 28 novembre 2007.
Ils présentaient chacun une personne qui,
parfois sans que cela s’explique,
m’avait paru alors remarquable, pour de
bonnes ou de mauvaises raisons.
D.R.
Le père Gehant
Il est mort en 1945, j’avais huit ans, et je lui parle
encore.
Lorsque je ne comprends plus le monde qui m’entoure, je fais
l’effort de le lui raconter, cela m’éclaircit les idées.
Cela me ramène à l’essentiel, la vie des simples gens.
Mon grand-père était charretier, il livrait du charbon chez
les gens, dans Paris, il descendait les sacs de 50 kg dans les caves.
C’est lui qui m’a élevé pendant la guerre, il était déjà à la
retraite.
Je le revois, assis sur son tabouret, dépliant son couteau
pour tailler une semelle pour mes souliers, je revois l’humour de son sourire,
j’entends ses répliques bien frappées.
Il avait quitté l’école à neuf ans, mais lorsque je rentrais
de l’école il me faisait faire mes devoirs.
Le problème, la récitation, la conjugaison, pas de quartier.
Les gamins de notre immeuble ouvrier y passaient tout comme
moi.
Il avait beaucoup lu, tous les soirs, une fois décrassé, ses
mots-croisés terminés.
Victor Hugo, Emile Zola, Romain Rolland, Jules Vallès,
Alphonse Daudet, Roger Martin du Gard, Benjamin Tillier, Jules Verne...
C’était un homme doux aux principes sévères, se conformant,
et nous conformant sans discussion, à la vieille morale prolétarienne.
Rectitude et solidarité.
Ni l’extrême pauvreté de son enfance et de sa jeunesse, ni la
cruauté de ses années de guerre, ne l’avaient sali.
Il m’en transmettait néanmoins les leçons.
Ses parents étaient anarchistes, ils avaient connu la
Commune, légende fondatrice de mon enfance à côté de la Bible.
Lui n’était pas croyant, plutôt communiste mais sans
allégeance, il acceptait pourtant ses devoirs à l’égard des protestants.
Ils avaient fait le bien aux siens, ils avaient un droit sur
ses petits.
J’allai donc au temple le dimanche matin, à la suite de ma
mère.
Mais l’après-midi, mon grand-père m’emmenait faire un tour
aux Puces de Montreuil, main dans la main, et si j’avais bien travaillé, je
revenais avec un sucre d’orge.
Il aimait rire, raison pour laquelle je n’ai jamais manqué le
cirque Amar, installé Porte-Montreuil à la saison, à cause des clowns.
Il aimait chanter – de Jean-Baptiste Clément à Aristide
Bruant, bien sûr, mais aussi les goualantes de Fréhel ou Damia, ces chanteuses
curieusement dites réalistes.
Il aimait le cinéma, surtout les films comiques, Charlot,
Buster Keaton (l’homme-qui-ne-rit-jamais), Harold Lloyd et ses acrobaties, mais
aussi les Adémaï de Noël Noël, à qui il ressemblait, ou les grosses ficelles de
Bach (le comique de l’époque, non le musicien allemand) – sans oublier les
Marseillais, Raimu, Fernandel et les autres.
Il aimait les mots, il jouait avec eux, en parleur rare et
précis, liant toujours le sourire à la gravité.
Par lui, je me suis trouvé au bénéfice de cette culture du
geste, du rire et de la maxime.
Et la longue mémoire des pauvres, celle qui vous défend des
pilleurs d’âme, a nourri mon enfance.